Il n’est pas facile de décrire en quelques mots et de donner l’origine des contes croates qui ont été choisis pour cette édition. Rien d’étonnant à cela du reste, car il est très difficile de trouver un terme pour désigner de manière satisfaisante des histoires aux motifs aussi différents qu’un romarin qui parle, une grenouille qui se transforme en jeune fille ou un jeune brigand qui résout les problèmes en se servant de sa seule intelligence, à l’exclusion de tours de magie, surtout si l’on sait que ces histoires n’ont pas d’auteur et que par conséquent elles ne fonctionnent pas comme des textes littéraires. Ces contes furent recueillis par écrit il y a une centaine d’années. Ils étaient dits par des narrateurs croates qui les avaient entendus de la bouche de leurs grands-pères, qui eux-mêmes les avaient entendus de leurs propres grands-pères. Cette chaîne narrative pourrait se déployer à l’infini, car il est impossible de déterminer qui en fut le premier narrateur, ni les narrateurs successifs qui modifièrent le conte par leur propre narration.
La beauté des contes transmis oralement, et les contes croates ne font pas exception, provient de leur trompeuse simplicité. Bien qu’ils fassent partie depuis longtemps de notre environnement et qu’ils nous fascinent par leur inventivité, les commenter n’est pas chose aisée. Nombreux furent les chercheurs qui s’employèrent à résoudre cette difficulté. La première étude consacrée à une possible classification des contes nés des croyances et des traditions populaires a été proposée par le théoricien néerlandais de la littérature André Jolles. Dans son ouvrage intitulé Formes simples (1929), il répartit les histoires orales dans les catégories suivantes : le conte, la légende, la geste, le mythe, la devinette, la locution, le cas, le mémorable et le trait d’esprit. Chaque forme est définie par des besoins élémentaires de communication. Le terme « simple » est un emprunt à Jacob Grimm, à sa théorie de la distinction entre « poésie de nature » (Naturpoesie) et « poésie d’art » (Kunstpoesie). Ainsi, les formes qui sont issues d’habitudes et de croyances populaires sont dites simples, car elles naissent spontanément, à la différence de la « poésie d’art » qui, outre qu’elle a un auteur, cherche toujours à faire de l’art. Mais les critiques ont tout de suite vu que les formes simples décrites par Jolles ne sont pas des formes premières d’expression à partir desquelles devraient se développer des formes littéraires plus complexes. Cela concerne en premier lieu le conte populaire, qui ne peut aucunement être considéré comme simple, surtout si l’on garde à l’esprit que le conte populaire est souvent appelé conte de fée, et que le conte de fée est une forme dont le style et la genèse sont par nature plus proches du texte littéraire.
Les chercheurs croates qui étudient la tradition orale croate sont également confrontés à de telles difficultés. Maja Bošković-Stulli, la plus éminente chercheuse dans ce domaine, à laquelle on doit la plupart des histoires présentées ici, affirme que les genres ou les types de tradition orale peuvent habituellement être classés selon leurs thèmes et leur forme. Consciente de l ambiguïté du terme « conte de fée », elle indique que le terme « conte » peut comprendre des légendes, des récits d’aventure et des histoires drôles prises sur le vif, et même des fables, indépendamment de la présence ou non d’éléments surnaturels. Ce qu’ils ont en commun, c’est le style et la manière très complexe dont ils se sont constitués et la raison même de leur constitution.
À l’évidence, rien n’est simple avec les contes populaires. Il n’existe pas de continuité qui se déroulerait simplement depuis les temps jadis jusqu’à nos jours. Les contes populaires se sont transformés en passant d’un narrateur à un autre, de sorte qu’ils ont su maintenir, classer et transmettre toutes les connaissances et les expériences d’une communauté. En passant d’une génération à une autres, leurs formes et fonctions, ainsi que leur diffusion géographique, se sont modifiés. L’adaptation a été constante aux changements sociaux, dont l’un des plus fondamentaux a consisté dans le passage de la croyance à l’incrédulité, ce qui eut pour conséquence que la majorité des histoires orales a été indûment transformée a posteriori en contes pour enfants.
À travers leur continuité étonnamment longue et obstinée, les contes populaires ont fait leur entrée en littérature et dans l’histoire, car paroles orales et écrites s’interpénètrent et font apparaître un besoin général de raconter des histoires et le pouvoir de séduction de la narration. La guerre de Troie dans l’Iliade homérique, le long retour d’Ulysse dans l’Odyssée, le guerrier anglo-saxon tuant le dragon dans le Beowulf, l’anthologie de formes orales européennes élaborée par Chaucer dans les Contes de Canterbury ou bien l’appropriation par Boccace d’histoires venues du monde entier dans le Décaméron, sont autant de preuves de la présence précoce et de l’introduction subtile de contes oraux dans des œuvres que nous désignons aujourd’hui comme littéraires. Dans le contexte croate, on trouve un exemple comparable dans la Chronique du prêtre de Dioclée (Ljetopis popa Dukljanina), écrite au XIIe siècle par un clerc catholique de Bar (au Monténégro), avant d’être traduit du latin en croate au XIVe siècle dans la région de Split, non sans quelques ajouts. Il s’agit non seulement du plus ancien écrit conservé sur l’histoire des Croates et des Slaves du Sud, mais aussi de l’un des plus anciens témoignages de la tradition orale croate, considéré de plus comme un texte littéraire.
Avec l’apparition d’un intérêt pour l’étude d’une tradition de l’oralité au début du XIXe siècle dans le sillage des romantismes européens, il est bientôt apparu clairement qu’il serait difficile de trouver une méthodologie en mesure d’étudier ce corpus de manière satisfaisante. L’étude de la tradition orale est devenue un domaine de recherche très dynamique et pluridisciplinaire. À partir des premiers travaux menés par les frères Grimm et de leur théorie mythologique selon laquelle tous les contes ont une origine commune, la recherche s’est développée à travers une tentative de classification par aires géographiques et époques historiques, des théories structuralistes, la psychanalyse, des approches comparatives, jusqu’à des interactions avec des narrateurs vivants, en mettant l’accent sur le contexte et le mode de narration. Ce que montre l’étude des contes, c’est que la tradition orale révèle non seulement l’histoire d’un passé imaginé, mais aussi une narration sur un présent imaginaire.
Les contes populaires présentés ici ne représentent qu’une faible part de la riche tradition orale croate. Leur originalité, comme l’indique Bošković-Stulli, est le résultat de nombreux contacts de différente nature avec les traditions centre-européenne, méditerranéenne, pannonienne et balkanique, la culture croate étant justement le résultat de conditions historiques et sociales hétérogènes. Par ailleurs, il est absolument impossible de classer ces histoires selon une origine présupposée, souvent non attestée. Elles sont dites croates car à un moment donné elles furent reprises par un narrateur croate dans son dialecte, après les avoir entendues dans sa communauté locale.
Mais ce qui assurément s’est perdu dans la métamorphose du corps en texte est dû aux limites de l’écriture, qui comme le pharmakon de Platon est à la fois médication et poison. L’écriture a fait le don de l’éternité à la parole, mais elle a par conséquent éliminé le narrateur qui fait appel à certains procédés pour compléter ce qui n’est pas exprimé par des mots. Il faut donc avoir à l’esprit que les contes sur le chat revêche, la gloutonne, la compagnie très « courageuse » du coquelet, du jeune homme qui trompa l’empereur diabolique et d’autres encore qui vous attendent ici, étaient autrefois accompagnés de mimiques, de pauses, de murmures et de gestes d’un narrateur zélé.
Alors que le narrateur originel a disparu depuis bien longtemps, le besoin de raconter des histoires s’est quant à lui bien maintenu, tout autant que celui de les écouter. L’auditeur ou le lecteur de ces contes sera toute personne prête à suspendre son incroyance et à entrer dans un monde qui sait reconnaître l’extraordinaire dans l’ordinaire, un monde qui nous apprend en fin de compte à respecter le moment présent et à en jouir.